Ma première rencontre avec Mort Shuman date de la fin des années soixante. La plupart des garçons de ma génération rêvait de l’Amérique. Presley, Bill Haley et Buddy Holly épuisaient notre argent de poche en achats de super 45 tours. Guitaristes médiocres, pseudo chanteurs, batteurs hypothétiques, chacun constituait son groupe et attendait la réussite en courant les auditions. “Blue Suede Shoes”, “Peggy Sue”, “Be Bop A Lula” et “Jailhouse Rock” constituaient le fond de catalogue de nos maigres répertoires. Dès lors, nos velléités de compositions originales avaient les références des grands faiseurs du moment.
Parce que l’on adorait une chanson de tel ou tel, on écrivait en supposant égaler Leiber et Stoller, Holly et Petty, Blackwell et Scott, Domino et Bartholomew, Greenfield et King, B. et F. Bryant, Holland, Dozier et Holland.
Nous ignorions qu’il y avait eu George et Ira Gershwin, Cole Porter, Rodgers et Hart, Kern et Hammerstein. Nos classiques d’alors s’appelaient Bécaud, Brel, Brassens et Trenet. Nous n’attendions pas encore Lennon et McCartney. C’est là que le duo Pomus-Shuman entra dans notre univers. “Surrender” arrivait, trahissant le rock pur et dur habituel du “King”. Ces deux zigotos de Pomus/Shuman allaient ternir l’image, aseptiser la musique que nous écoutions.
Jamais nous ne reprendrions une telle soupe même si c’était N°1. Comment pouvait-on, en plus, s’appeler MORT? Quelques mois plus tard, “His Lastest Flame” nous réconcilia heureusement avec l’inspiration du tandem.
Au fil des titres, nos goûts de yéyés rockers jugeaient cette inspiration alternativement fantastique (“Little Sister”, “Turn Me Loose”, “Hound Dog Man”, “This Magic Moment “, “A Teenager in Love”, “Suspicion”) ou franchement “variétoche” “Sweets For My Sweet”ou “Save The Last Dance For Me”).
Il est vrai que les interprètes français de ces deux derniers titres, Frank Alamo et Danielle Darrieux, n’étaient pas pour nos oreilles intransigeantes, les meilleurs ambassadeurs. Voilà comment Mort Shuman était entré dans ma vie. Nous aurions pu en rester là.
1971, Taverne de l’Olympia,
«Jacques Brel Is Alive And Well And Living In Paris». Sur scène Mort Shuman et son piano. Le bonhomme impose le respect perdu derrière sa moustache et son sourire un rien naïf. Je découvre un étonnant touche-à-tout, tendance facilité instantanée. Un collectionneur d’univers et un chercheur d’impressions. Un allumé, un rigolo.
Notre entretien devait durer vingt minutes, il s’acheva trois heures plus tard. Une poignée de main lors des présentations, on s’embrassait en se quittant.
C’est encore en spectateur que j’ai assisté au triomphe de son premier album français “Amerika”. J’avais cependant convaincu le très sélectif journal de la Fnac de reprendre in extenso dans ses colonnes la critique enthousiaste que j’avais rédigée pour ce disque dans “Extra” (un magazine musical de l’époque).
Quelques mois plus tard, devenu responsable des Relations Publiques des disques Philips, j’étais devenu l’intermédiaire entre l’artiste, la maison de disques et les médias.
A la vérité, le rôle était quasi figuratif puisque Mort avait choisi une attachée de presse indépendante, aussi star que lui, Tony Krantz. Elle organisa pour moi une rencontre formelle afin de me faire connaître ce qu’elle, et accessoirement l’artiste, attendaient de notre collaboration.
Le rendez-vous avait lieu chez Mort dans son nouvel appartement parisien, tout près de la Tour Eiffel. Le temps de conclure une conversation téléphonique, Mort m’installa dans le salon, où comme sur les illustrations des revues de décoration chic, trois ou quatre livres d’art en pile occupaient un coin de la table basse.
Parmi eux, “La Terre de l’Homme (vues aériennes)” de Georg Gerster. Les photos qu’il contenait étaient une extraordinaire source d’étonnement.
Mort me surprit à le feuilleter.
“…C’est génial non? Je le regarde constamment. J’éprouve à la vue de ces photos autant de surprise que de colère, de joie ou d’irritation. Je me demande si ces photos du monde ne sont pas les pièces d’un puzzle qui me ressemble.”
Cette réflexion nous entraîna dans une discussion où la promotion de l’album n’avait plus beaucoup d’importance. En partant, Mort me tendit le livre. Cadeau.
Au départ, il y a New York… Brooklyn et Brighton Beach plus précisément. Ce quartier particulier où il passe son enfance et dont il garde une nostalgie où s’accumulent des sensations et des bouffées tendances réalisme noir. Ce fils d’émigrés juifs polonais, avait coutume dire : “J’ai pas choisi New York mais ça aurait pu être pire”.
J’ai vraiment compris cette affirmation en assistant, témoin muet, à un échange de souvenirs entre Roman Polanski et Mort. Ça pouvait être pire en effet car la vodka partagée ce soir là avait un arrière- goût de Varsovie.
A New York, Mort explorera tous les domaines du spectacle (comédie musicale, musique de film, piano bar) avant de se tourner vers la chanson. A Paris, entre sa culture américaine et le nouveau souci d’une carrière européenne, Mort oublie révolte et hargne au rayon des illusions. Revenu de tout, revenu de loin, il se glisse douillettement dans son rôle de chanteur de variété, serein et assagi, à la fois rocker et crooner. Son approche continentale de la chanson est presque traditionnelle, pour un peu rive gauche sous l’influence de Brel. Quand on l’interrogeait sur sa curiosité et sa gourmandise à propos des courants artistiques européens et notamment français et italiens il citait Henry James : “Etre américain est une excellente préparation à la culture”.
En 1972, ses phrases à base de Roda-Gil pur et dur, sa voix railleuse, sa musique généreuse avec des références constantes à tous les univers musicaux font de lui une passerelle alliant tradition et énergie rock.
“ En France, parce qu’on confond glamour et amour, on mélange chanson et risettes”.
En disant cela, il n’affiche pas une exigence de mettre à mal les valeurs établies, il veut seulement sortir des sentiers battus, où le public avait cru bon de le voir cheminer pendant qu’il flirte sur les accords du Lac Majeur. En fait, il veut casser l’image proprette, ouvrir les portes du théâtre de la cruauté, là où les clowns se maquillent à l’amertume. Il y aura maldonne.
Là où il installe un climat, rapproche, sourit un peu désabusé, passe d’une image d’Epinal à la rencontre émerveillée d’une femme un soir, le public veut qu’il lui conte l’amour sur des rythmes légers, troubles et ensoleillés.
Il se posait devant les touches blanches de son piano noir, entremêlant ses références, ses influences autour d’une sensibilité à la dérive. Description effleurée d’un univers qu’on a un peu tendance à confondre avec les halètements du rock, sans percevoir la petite musique d’ennui.
Comme si Scott FitzgeraId était né à Asnières et avait remisé l’aigre pour une naïveté de midinette. Avant de se présenter, fragile et émouvant, sur le devant d’une scène, Mort, qui avait travaillé pour les autres, tour à tour musicien, compositeur mais toujours sincère, rappelait aux spectateurs : “...Ce qui m’intéresse, c’est l’émotion.”
Un soir, il avait croisé Charlebois. Ils avaient la même gueule de bulldog coiffé caniche. Ils échangèrent des propos entre le rêve américain et le romantisme européen.
Et Mort entendit le québécois chanter “J’veux d’l’amour”.
Pendant les deux heures du retour, en boucle dans la voiture, j’ai entendu : “ …En enfer quand j’suis saoul
Sous la table
Plus r’gardable
Plus palpable
J’veux d’l’amour...“
Loin du rock et du jazz, préférant un dépouillement quasi classique, Mort s’est attaché à la simplicité et à l’authenticité, semant dans ses musiques son imaginaire bouillonnant et contrasté. Il a su passer de Elvis et les Shirelles au surréalisme rêveur de Roda-Gil avec la même énergie, mêlant des torrents d’images et des envolées musicales esthétisantes. Il a apprivoisé le langage poétique contemporain aux rythmes anglo-saxons, jonglé avec la musique des mots tout autant qu’avec la musique des sons pour un résultat qui n’a plus rien à voir avec le rock commercial. Avant de se présenter, fragile et émouvant sur le devant d’une scène, Mort est maladroit, mal à l’aise. Pourtant, ses mains, ses yeux, sa taille imposante, les grosses gouttes qui perlent sur son front suffisent. Quand il rencontre le public, sur des podiums devant 3000 personnes ou au piano bar d’un luxueux hôtel, il travaille dans le charme, la mélancolie ironique, l’humour léger et avant tout la tendresse.
Tour à tour musicien, compositeur, conteur mais toujours sincère. Le reste c’est l’habillage du silence. La métamorphose d’un regard, un rictus qui se fait instinct. L’ébauche d’une histoire qui s’arrête pour repartir sans trop savoir où. Les personnages, les musiques, les hésitations défilent et font l’ambiance.
“La modération dans le tempérament est toujours une vertu ; dans les principes c’est toujours un vice” Thomas Paine
Boire avec modération. Manger avec modération.
Modération, voilà bien quelqu’un que nous n’avons jamais invité à notre table. Il était d’usage dans le microcosme du show-business de s’appeler Coco pour faire une petite bouffe. Quelle horreur, quelle hérésie. Forts de solides stages de cuisine chez quelques grands noms de la gastronomie –Troisgros, Girardet, ou Guérard, nous nous appliquions devant les fourneaux de nos cuisines respectives à préparer alternativement ou en équipe des repas de fêtes pour des soirées entre copains. La fréquentation assidue des grandes tables où les chefs étoilés étaient devenus des amis nous avait fait caresser le projet de publier un livre de recettes intitulé «Les dîners de Gala». Ecrit à quatre mains, l’avant-propos affirmait péremptoirement : “Nous avons eu la chance de fréquenter les plus grands restaurants du monde comme d’expédier un sandwich sur une banquette de train mais nous n’avons jamais fait une bouffe !...”. On ne peut être plus clair. Attentif aux autres, Mort savait traduire l’émotion du temps qui passe, d’une chandelle qui vacille, d’un regard fiévreux ou absent avec une musique. Il avait le talent de le réussir également en cuisine.
Mort Shuman était excessif. Trop. En tout !...
Quand il y avait dix convives, on cuisinait pour vingt. Johnny, Eddy, et tant d’autres se souviennent de ses “Jambalaya” ou de ses coquilles St Jacques à la gelée de Pomerol. Le vin, Pommard et Pauillac, Sauternes ou Saumur ? Il les connaissait tous !
Triomphant dans des dégustations à l’aveugle des papilles les plus précises. “Les dîners de Gala” ne seront jamais publiés faute d’auteur, et c’est bien dommage.
Mort n’a jamais pris la pose dans les couloirs tristes de l’habitude, son foie l’a trahi. Evidemment, les “bullshots” de Nino le barman du George V à six heures du matin, suivis de quelques harengs ou d’un Pastrami chez Goldenberg pour le petit déjeuner participent à vous redresser un homme, mais il reste peu de combattants de ces épopées pour porter témoignage. Le noyau dur de ces baroudeurs se constituait d’un trio d’arsouilles ressemblant à la publicité de Ripolin avec par taille décroissante, Richard White le géant, Mort Shuman le grand et moi pauvre nain. Quelques rares privilégiés pouvaient s’honorer rejoindre à partir de 21 heures nos bacchanales. J’insiste sur la prise en compte du terme dans son sens littéral et je tairai les noms des aventuriers, eu égard au respectable sérieux qui entoure aujourd’hui leur personnalité. Mais comme disait Coluche, “j’ai les noms”.
Pendant quelques années j’ai ainsi participé aux aventures de WHITE et MORTIMER plus proches des Pieds Nickelés que des héros d’Edgar P. Jacobs. Souvent le lendemain, dans le courant de l’après-midi, un éclair de lucidité nous amenait à conclure que : “Un amerloque juif polack, un Anglais plus british que la Queen et un Gascon fier de l’être donnaient une belle image de la race humaine. “
W.C. Fields, n’affirmait-il pas : ”Quelqu’un qui n’aime ni les chiens ni les enfants, ne peut être aussi mauvais que ça!” La belle et douce Maria-Pia qui connaissait mieux que quiconque son Mortimer de mari redoutait nos sorties mais nous recevait toujours avec le sourire.
Généreux et lucide, on ne trouvait jamais chez Mort, cynisme, impudeur ou désespoir. Il travaillait dans le charme, la mélancolie ironique, l’humour léger avant tout la tendresse. Dandy certes, mais tel Cyrano, c’est moralement qu’il avait ses élégances.
La chance réussissant à la canaille, Mort n’a jamais trouvé porte close en rentrant chiffonné au petit jour, Richard en bon célibataire ne redoutait personne, je suis le seul à avoir campé sur le paillasson ou dans la voiture.
Partager la table d’une vedette dans un restaurant est invariablement soumis au dérangement des chasseurs d’autographes. Combien de fois ai-je vu Johnny, Gainsbourg, ou Lama interrompus dans leur déjeuner. Mort n’échappait pas à la règle. Il y avait toujours quelques anonymes qui venaient le saluer et demander une dédicace. Il signait avec le sourire accompagnant le tout d’un mot gentil.
Un jour, alors qu’il travaillait sur le script de “La Jonque”, nous déjeunions avec Lino Ventura. Les clients rassemblés là observaient avec curiosité les deux vedettes. Personne, pourtant ne vint les troubler. En sortant, je m’étonnais de cette retenue inhabituelle. “Normal, me dit-il, Lino est une star ! On n’ose pas emmerder les stars... “
Mercredi 6 novembre 1991.
Dans la salle d’embarquement destination Londres, j’aperçois l’immense silhouette de Richard White. Le costume est aussi sombre que le mien. Il casse son mètre quatre-vingt-dix-huit pour m’embrasser et nous écrasons notre première larme. Parmi les businessmen du premier vol, quelques fidèles parmi les fidèles : Tony Krantz bien sûr, un coussin de roses en forme de coeur dans les mains, Nicole Savourat venue plus en amie que représenter la compagnie phonographique, Monique Lemarcis qui dans la fonction de directrice des programmes de RTL a tant de fois diffusé “Le Lac Majeur”, “Papa Tango Charly” ou “Un été de porcelaine”. Les embrassades sont muettes. Le ciel de Londres est moins triste que nous. L’office religieux est simple et court. Transport rapide vers le cimetière juif. Nous marchons de front, lentement, Johnny Hallyday, Eddy Mitchell, Philippe Lavil, Richard White et moi. Quelques mots en yiddish et en anglais au bord du caveau, une fleur et une poignée de terre pour un ultime hommage. Les souvenirs joyeux reviendront en flash-back un jour. Un détour par l’appartement pour embrasser Maria-Pia et les enfants. Johnny me recommande de faire appel à lui si Maria-Pia a besoin de quoi que ce soit. Salut. Une heure après, au bar d’un grand hôtel, Richard et moi buvons quelques «bullshots». Les derniers. Je repense à ce qu’avait écrit Oscar Wilde dans l’inventaire de Lady Windermere : “J’estime la vie une chose trop importante pour en parler de façon sérieuse.” Je ne doute pas qu’avec des locataires comme Mort, Doc Pomus et Mourousi, Dieu confectionne des “bullshots” forçant davantage sur la vodka que sur le consommé de boeuf en écoutant quelques standards."
Gérard Baqué